Il y a toujours matière à innover…
« C'est marrant votre truc, montez-le et je le financerai ». C'est ce que l'industriel Yvon Poullain a dit à Quentin Hirsinger lorsque celui-ci lui a raconté son idée de matériauthèque au cours d'une simple conversation lors d'un dîner. Mais remontons encore le temps : dans les années 1990, Quentin Hirsinger est étudiant en économie et aspirant designer. « Je ne comptais pas du tout travailler dans la finance. Je dessinais dans mon coin des maquettes en pensant révolutionner le design. Mais il faut bien reconnaître que je n'avais pas le talent de mes ambitions ! » explique-t-il avec humour. Il prendra alors un chemin de traverse pour innover en la matière... L'occasion se présente en 1995 sous la forme d'un poste de « responsable documentation et matériaux » au sein de l'agence d'architecture et design de Jean-Michel Wilmotte. Loin de se contenter de récolter des échantillons de moquettes et autres carrelages, Quentin Hirsinger essaie déjà de constituer une base de données de matériaux innovants et inspirants. Et ça marche : les designers en interne comme les clients et prospects de l'agence adorent venir découvrir ses trouvailles. Il se plaît alors à imaginer une matériauthèque indépendante et surtout ouverte à tous les professionnels de la création quel que ce soit leur secteur d'activité (architecture, automobile, mode, luxe, sport, etc.). Et c'est bien ce que deviendra matériO', officiellement créé en 2000 avec l'aide financière de son mécène et l'obstination de son fondateur. Le show-room parisien a ouvert en 2002, suivi six ans plus tard de celui de Bruxelles puis celui de Prague en 2011. Les prochains ouvriront à Séoul et Shanghai. Car le concept est aussi novateur qu'universel.
De la cotte de mailles aux muscles artificiels
Mais qu'est-ce qu'on trouve chez matériO' et ses 7 000 matériaux répertoriés à ce jour ? « J'aime parler de singularité. Je ne les choisis pas parce qu'ils me plaisent, qu'ils sont nouveaux ou beaux... Je choisis les matériaux pour leurs caractéristiques uniques. » Ainsi, sur l'étagère du show-room parisien, on trouve aussi bien une cotte de mailles inventée au IIIe siècle av. J.-C. que de tout récents muscles artificiels. On y trouve aussi le tissu le plus léger du monde (T0804) ou encore un silicone non newtonien étonnant (R1142) : il réagit comme un liquide ou comme un solide selon l'énergie avec laquelle il est manipulé. Ainsi, posé délicatement sur une table, il fond et coule comme une guimauve ; jeté sur la table, il durcit et rebondit comme une balle. Il est par exemple utilisé dans les gilets par-balles pour sa légèreté mais sa capacité à durcir sous les impacts. Les matériaux sont donc rangés physiquement par familles selon leur nature (les plastiques, les papiers, les métaux, etc.) puis par sous-sections en fonction de leur singularité : tel plastique joue avec la lumière, tel autre est léger. Dans la base de données, ils sont scrupuleusement décrits pour permettre des recherches aussi ciblées qu'ouvertes.
« L'innovation vient du décloisonnement. »
Quentin Hirsinger a pour règle fondamentale de s'interdire d'imaginer ou de prendre en compte à quoi ces matériaux pourraient servir et dans quel domaine. « L'innovation vient du décloisonnement » précise-t-il, à l'image du formica inventé comme isolant électrique pendant la Première Guerre mondiale et qu'on retrouvera dans toutes les cuisines quelques décennies plus tard. Il raconte aussi une anecdote étonnante sur des microsphères de verre (G0085). Très légères, elles sont utilisées dans la plasturgie pour leur capacité à jouer sur la matière polymère. Mais aussi, à la grande surprise de son fabricant lui-même (3M) par des... pisciculteurs. L'eau des immenses bassins dans lesquels sont élevés les poissons doit être régulièrement changée. Une opération longue et coûteuse. Jusqu'à ce qu'un pisciculteur ait l'idée de donner les fameuses micro-sphères de verre à manger à ses poissons ! : leurs déjections ainsi plus légères remontent à la surface, ce qui permet de les racler sans avoir à vider les bassins. Quentin Hirsinger cite aussi l'exemple d'un élastomère (R0950) : utilisé traditionnellement dans l'aviation pour ses propriétés anti-vibration, il a été repéré dans la base de données de matériO' par les équipes innovation de l'horloger TAG Heuer pour le champion Tiger Woods. Le modèle fabriqué à partir de cet élastomère est le seul que le golfeur a jamais pu porter pendant les championnats sans être gêné par sa montre au poignet.
Indépendance et universalisme
Enfin, le fondateur de matériO' tient à un dernier élément déterminant : l'indépendance. « Il est hors de question de dépendre d'un industriel ou d'une filière. Mes choix pour sélectionner les matériaux doivent être impartiaux et entachés d'aucune suspicion. On ne peut pas non plus demander aux fabricants de payer pour être référencés. » Le résultat est un modèle économique qui tient uniquement sur les abonnements des utilisateurs (à 210 €/an par tête). Ils sont aujourd'hui environ un millier de professionnels et quelque 2 000 étudiants. L'objectif de Quentin Hirsinger pour faire grandir matériO', dont il est pour l'instant le seul salarié, est donc de multiplier les adhésions au niveau mondial. Une stratégie économique qui colle à son ambition de départ : « proposer un regard mondial sur l’innovation matière ».